de TROIS ANNEAUX

Un étranger arrive dans une ville inconnue après un long voyage. Il est séparé de sa famille depuis quelque temps ; quelque part, il y a une épouse, peut-être un enfant. Le voyage a été mouvementé, et l’étranger est fatigué. Il s’arrête devant la bâtisse où il habitera désormais, et avance vers l’entrée : plus que quelques pas pour boucler la dernière étape du parcours improbable et détourné qui l’a conduit jusqu’ici. Lentement, il franchit l’arche qui bâille devant lui et se fond bientôt dans son obscurité, comme un personnage mythologique disparaissant dans les mâchoires de quelque monstre fabuleux ou de l’immensité de la mer. Il se déplace avec difficulté, les épaules lourdes du poids des sacs qu’il porte. Tout ce qu’il possède, à présent, est dans ces sacs. Il a dû plier bagage précipitamment. Que contiennent-ils ? Pourquoi est-il venu ?

*

Au début de ce nouveau siècle, j’ai passé plusieurs années à travailler sur un livre dont les recherches m’ont amené à beaucoup voyager, d’un bout à l’autre des États-Unis, mais aussi en Europe de l’Est, en Scandinavie, en Israël et en Australie. J’allais interroger des survivants et des témoins de certains événements qui se sont déroulés durant la Seconde Guerre mondiale dans une petite ville de l’est de la Pologne où avait vécu une partie de ma famille. Des gens simples, de peu d’intérêt au regard de l’Histoire, mais qui n’en étaient pas moins au coeur, au centre pour ainsi dire, du récit que je voulais raconter sur ce qu’ils avaient été et la façon dont ils étaient morts ; tout comme la ville proprement dite, bourg sans grand intérêt historique, avait été au coeur de la vie de ces proches parents, le point fixe dont ils n’avaient jamais voulu s’éloigner. Ils y sont donc morts, certains cachés tout près de la maison où ils avaient vécu, pour finalement être trahis ; d’autres raflés et abattus sur la place du village ou dans le vieux cimetière voisin ; d’autres encore transportés vers des endroits reculés vers des endroits reculés pour y être gazés.

Depuis cette petite ville, les rares survivants devaient, après la guerre, se répandre dans toutes les directions, vers de lointaines parties du monde – des lieux qui, quinze ans plus tôt à peine, leur auraient paru improbables, voire absurdes comme destinations, et plus encore comme lieux de vie : Copenhague, Tachkent, Stockholm, Brooklyn, Minsk, Beer-Shevah, Bondi Beach. Ce fut dans ces villes que j’ai dû me rendre soixante ans plus tard, pour m’entretenir avec les survivants et entendre ce qu’ils avaient à raconter sur ma famille. Le seul moyen d’atteindre le centre de mon histoire était de prendre des détours compliqués vers de lointaines périphéries.

Lorsque j’ai fini d’écrire cette histoire, je me suis retrouvé incapable de bouger. Sur le coup, j’ai simplement mis cela sur le compte de la fatigue ; mais maintenant, avec quinze ans et demi de recul, je comprends que j’avais en fait traversé une sorte de crise, voire une forme de dépression. Pendant plusieurs mois, j’avais du mal à quitter mon appartement, et plus encore à entreprendre le moindre voyage. Je m’étais rendu en Australie, au Danemark, en Ukraine, en Israël, et aussi en Pologne et en Suède, j’étais allé visiter les fosses communes et les musées, dont un à Tel-Aviv où, à ma grande surprise, ce qui m’a le plus ému fut une salle remplie de maquettes reproduisant avec une remarquable fidélité des synagogues qui, au fil des millénaires, avaient été construites sur le territoire de la diaspora juive : à Kaifeng en Chine, et à Cochin en Inde ; la synagogue Beth- Alpha construite au VIe siècle en Basse-Galilée et la synagogue Santa Maria la Blanca de Tolède, du XIIe siècle (qui doit son nom étrange au fait que, peu après avoir été construite grâce à une dispense du roi Alphonse X pour en faire « la plus grande et la plus belle synagogue d’Espagne », elle avait été attaquée par la foule lors des émeutes antijuives, en partie détruite, puis reconvertie en église consacrée à la Vierge) ; le Tempio Israelitico de Florence, du XIXe siècle, et sa contemporaine, la synagogue d’Orianenburger Strasse à Berlin, l’un profané, l’autre largement dévorés par les flammes pendant la Deuxième Guerre Mondiale: tous désormais laborieusement reconstitués en miniature en Israël, pays qui n’existait pas à l’époque où ces édifices furent saccagés. Si j’étais tellement ému, je pense que c’est parce qu’à un certain moment, entre la fin de l’enfance et le début de l’adolescence, je m’étais moi-même passionné pour le maquettisme, construisant soigneusement des modèles réduits très précis de bâtiments antiques, le temple funéraire de la pharaonne égyptienne Hatchepsout à Deir el-Bahari, le Parthénon d’Athènes, le Cirque Maxime de Rome, chacun de ces monuments étant caractérisé, je m’en rends compte maintenant mais je doute que j’en eus été conscient à l’époque, par la réduplication insistante d’un élément structural ou décoratif donné : des rampes, des colonnes, des arcs. Cette répétition devait avoir pour moi quelque chose de rassurant. Je connaissais bien cet élan qui nous pousse à construire ce type de répliques, marqué par un paradoxe émouvant : la conviction que nous sommes capables de recréer, tout en reconnaissant que l’original a disparu… Ce mot, « disparu », peut être trompeur, soulignons-le, car il implique qu’une chose a été détruite au-delà du point où une reconstruction est encore possible. Mais il y a d’autres types de disparitions, d’altérations ou de reconversions de bâtiments, si radicales que même si l’original tient encore debout, est toujours présent, nous éprouvons tout de même le besoin d’en voir une reconstitution telle qu’on en trouve dans la Salle des Maquettes de Beth Hatefutsoth, le musée de la Diaspora de Tel-Aviv.

Il y a, par exemple, une structure décrépite mais encore jolie qui domine la place du marché d’une petite ville subcarpatique du nom de Bolekhiv, actuellement située à l’intérieur des frontières de l’Ukraine mais qui se trouvait en Pologne à l’époque où ma famille, qui l’appelait Bolechow, y vivait, comme y avaient vécu avant eux leurs proches pendant des siècles, jusqu’en 1943, date à laquelle le dernier d’entre eux est mort. Le grand bâtiment rectangulaire, dont les murs de plâtre rose étaient percés à intervalles réguliers d’une suite d’élégantes fenêtres hautes cintrées, avait jadis été la « grande » synagogue du village – titre quelque peu prétentieux mais somme toute compréhensible lorsque l’on sait premièrement, que cette petite ville marchande comptait à une certaine époque plus d’une douzaine de synagogues de diverses dimensions, et deuxièmement que, par comparaison, la plupart des autres bâtiments de Bolechow étaient très petits. L’épithète « grande » peut aujourd’hui paraître plutôt poignante, puisqu’il ne reste plus une seule synagogue dans cette localité et que tous ceux qui ont un jour fréquenté ces lieux de culte, tous ceux qui appelaient familièrement cette structure la Grande synagogue, sont morts depuis longtemps ; et que, parmi les gens qui y habitent aujourd’hui, pratiquement personne ne sait que cette bâtisse était autrefois un lieu de culte. Cela n’a rien de surprenant. Dans les années 1950, bien avant que la grande majorité de la population actuelle ne s’installe ici, le bâtiment avait été reconverti en salle de réunion pour les ouvriers du cuir, ses murs recouverts de fresques à la gloire des paysages de la République soviétique socialiste d’Ukraine, et dix v ans plus tôt, l’Arche de la Torah, qui était autrefois la pièce maîtresse de son architecture, avait été arrachée, ses rouleaux profanés et perdus, ses décorations vandalisées. Alors, si l’on peut dire que la grande synagogue de Bolechow est toujours debout, elle semble pourtant « disparue » et une maquette ne serait pas superflue pour nous montrer à quoi elle ressemblait à l’époque de sa construction, produit d’une civilisation vivante. La réalité historique qu’est censée suggérer la maquette d’un monument ancien dépasse donc le simple caractère matériel ; ce type de maquette cherche sans doute à restituer (pour ainsi dire) l’âme autant que l’aspect d’un édifice… Mais tout cela n’est qu’un rêve. Il n’y a pas de maquette de la synagogue de Bolechow au Musée Beth Hatefutsoth, en partie parce que de tous ceux qui auraient pu aider à reconstituer sa réalité perdue, plus un seul n’est de ce monde, et en partie parce que si le musée devait reproduire en miniature chaque synagogue de chaque petite ville d’Europe de l’Est qui a connu le même sort que celle de Bolechow, cela occuperait non une simple salle, mais plusieurs hectares à Tel-Aviv.

Le moment de la visite de la Salle des Maquettes fut le seul où j’ai pleuré pendant mes voyages. Plus tard, durant la période de léthargie qui a suivi mon retour à la maison, il m’arrivait parfois de me trouver au milieu d’une pièce, regardant autour de moi, sans plus me rappeler ce que j’étais venu y faire. Debout, décontenancé, immobile, je fondais en larmes. Une amie psychiatre m’a dit à l’époque que j’étais en train de faire un genre de crise post-traumatique. Après avoir écouté pendant cinq ans des récits de violence et de destruction sans pouvoir les assimiler émotionnellement (parce qu’au moment où je les écoutais, mon unique souci était de « consigner cette histoire »), je faisais maintenant, supposait mon amie, une réaction à retardement. Et c’était là, selon elle, rentré dans le cadre familier de mon appartement, que je « faisais mon deuil ». Quoi qu’il en fût, je me sentais vidé, tant de mes émotions que de ma créativité. À chaque fois que j’essayais d’amorcer un nouveau projet, j’avais l’impression d’être devenu l’un de ces vieux témoins ou survivants sur lesquels j’avais écrit ; un vagabond désoeuvré, enfin arrivé dans un nouvel endroit vierge, incapable de poursuivre son chemin.