d’une ODYSSÉE

Par un soir de janvier, il y a quelques années, juste avant le début du semestre de printemps et de mon séminaire de Licence 1 sur l’Odyssée, mon père, chercheur scientifique à la retraite alors âgé de quatre-vingt-un ans, m’a demandé, pour des raisons que je pensais comprendre à l’époque, s’il pourrait assister à mon cours, et j’ai dit oui. Ainsi, pendant les seize semaines qui suivirent, il fit une fois par semaine le long trajet entre le pavillon de la banlieue de Long Island dans lequel j’ai grandi, une modeste maison à un étage où il vivait encore avec ma mère, et le campus en bordure de fleuve de la petite université où j’enseigne, qui s’appelle Bard College. Chaque vendredi matin à dix heures et demie, il prenait place parmi les étudiants de première année, des gamins de dix-sept ou dix-huit ans qui n’avaient pas le quart de son âge, et participait aux discussions sur ce vieux poème, une épopée où il est question de longs voyages et de longs mariages et de ce que peut signifier le mal du pays.

Le trimestre commençait en plein hiver, et quand mon père n’essayait pas de me convaincre que le héros du poème, Ulysse, n’avait rien d’un « vrai » héros (parce que, disait-il, c’est un menteur et il a trompé sa femme !), il s’inquiétait surtout des conditions météorologiques : la neige sur le pare-brise, les averses de grésil sur la route, les trottoirs verglacés. Il avait peur de tomber, disait-il, étirant des voyelles traînantes gardées de son enfance dans le Bronx. Parce qu’il craignait de glisser, nous avancions à pas précautionneux sur les étroites allées d’asphalte qui menaient au bâtiment où avait lieu le cours, un cube de briques à l’insignifiance étudiée d’un hôtel Marriott, ou en remontant le petit sentier vers la maison à haut pignon en lisière du campus qui, quelques jours par semaine, me tenait lieu de domicile. Pour ne pas avoir à faire deux fois dans la journée les trois heures de route, il restait souvent dormir dans cette maison, dans la chambre d’amis reconvertie en bureau, et il s’allongeait alors sur un étroit divan qui était mon lit d’enfant – un lit bas en bois, qu’il m’avait construit de ses propres mains quand j’ai été assez grand pour quitter mon berceau. Il y avait une chose que seuls mon père et moi savions à propos de ce lit : il était fabriqué à partir d’une porte, une porte bon marché à âme creuse, à laquelle il avait fixé quatre gros pieds de bois avec des équerres métalliques, toujours aussi solidement boulonnées aujourd’hui que le jour où, voilà cinquante ans, il assembla l’acier au bois. C’était donc sur ce lit, avec son petit secret amusant, insoupçonnable à moins de soulever le matelas pour voir la porte à panneaux en dessous, que mon père dormit chaque semaine pendant ce semestre de printemps où j’enseignais le séminaire sur l’Odyssée, juste avant qu’il ne tombe malade et que, avec mes frères et sœurs, nous ne commencions à veiller sur lui comme sur un fils, le regardant, inquiets, dormir d’un sommeil agité dans d’énormes engins savamment mécanisés qui ne ressemblaient ni de près ni de loin à des lits et bourdonnaient bruyamment en s’abaissant et se relevant comme des grues. Mais tout cela, ce serait plus tard.

Mon père s’amusait de me voir partager mon emploi du temps entre autant de lieux différents : cette maison du campus champêtre où j’habitais quelques jours par semaine quand j’avais des cours à assurer ; la vieille demeure douillette du New Jersey où je rejoignais mes garçons et leur mère pour de longs week-ends ; et mon appartement de New York qui, à mesure que le temps passait et que mes horizons s’élargissaient, d’abord pour accueillir une famille, puis pour enseigner, n’était plus qu’une halte entre deux trajets en train. Tu es toujours en vadrouille, me disait parfois mon père à la fin d’une conversation téléphonique, et à l’entendre appuyer sur le mot « vadrouille », je l’imaginais secouer la tête et esquisser une petite moue réprobatrice. Car lui avait vécu pratiquement toute sa vie dans une seule maison : celle où il avait emménagé un mois avant ma naissance et qu’il quitta pour ne plus jamais y revenir en janvier 2012, un an jour pour jour après avoir assisté à la première séance de mon séminaire sur l’Odyssée.

J’avais donné ce séminaire de la fin janvier à début mai. Une semaine environ après la fin du semestre, j’étais au téléphone avec mon amie Froma, une classiciste qui avait été mon mentor à l’université et que j’avais régulièrement tenue au courant des progrès de papa tout au long du cours sur l’Odyssée ; et à un moment donné de notre conversation, elle me raconta qu’elle avait fait quelques années plus tôt une croisière thématique en Méditerranée, « Sur les traces d’Ulysse ». Tu devrais absolument y aller ! s’exclama-t-elle. Après ce semestre à enseigner l’Odyssée à ton père, tu ne peux pas rater ça ! L’idée ne faisait pas l’unanimité : quand j’ai envoyé un e-mail à une amie voyagiste, Yelena, une Ukrainienne blonde et pétillante, pour lui demander son avis, sa réponse a fusé dans la minute : ÉVITE A TOUT PRIX LES CROISIERES THEMATIQUES! Mais Froma avait autrefois été mon professeur et, depuis tout ce temps, j’avais gardé l’habitude de lui obéir. Le lendemain matin, j’appelai mon père pour lui parler de notre conversation. Il poussa un petit grognement évasif et dit, Voyons toujours.

Sans lâcher le téléphone, nous sommes allés jeter un œil sur le site Internet de la compagnie maritime. Affalé dans le canapé de mon appartement de New York, un peu épuisé par une nouvelle semaine de trajets sur la ligne ferroviaire du Corridor nord-est, les yeux rivés sur mon écran ordinateur, je l’imaginais dans son bureau encombré aménagé dans la chambre que je partageais autrefois avec mon frère aîné, Andrew, où les petits lits qu’il avait construits et la table de travail en chêne brut avaient depuis longtemps fait place à des bureaux en panneaux de particules de chez Staples, dont les plateaux noirs et brillants déjà gauchis sous le poids du matériel informatique, ordinateurs, écrans, imprimantes et scanners, entortillements de câbles, guirlandes de cordons et voyants clignotants donnaient à la pièce des allures de chambre d’hôpital. La croisière, lisions-nous, suivrait le parcours tortueux du héros mythique qui, dix ans durant, fit son difficile retour de la guerre de Troie, affrontant monstres et naufrages. Elle partirait de Troie, située dans l’actuelle Turquie, et s’achèverait à Ithaki, petite île de la mer Ionienne qui se veut être Ithaque, la patrie d’Ulysse. « Sur les traces d’Ulysse » était une croisière « culturelle », et mon père, qui par ailleurs méprisait tout ce qu’il considérait comme un luxe inutile – les croisières, le tourisme et les vacances – tenait la culture et l’instruction en haute estime. Ainsi, quelques semaines plus tard, en juin, encore fraîchement imprégnés de notre immersion dans le texte de l’épopée homérique, nous avons embarqué pour cette croisière de dix jours, un jour pour chaque année du long périple qui ramena Ulysse chez lui.

Pendant notre voyage, nous avons vu pratiquement tout ce que nous espérions voir, les étranges paysages modernes et les vestiges des diverses civilisations qui les avaient occupés. Nous avons vu Troie qui, de loin, ne ressemblait guère qu’à un château de sable détruit d’un coup de pied par un enfant malicieux, sa légendaire colline dont il ne reste aujourd’hui qu’un amas confus de colonnes et d’énormes blocs de pierre lourdement campés face à la mer. Nous avons vu les mégalithes néolithiques de Gozo, dans l’archipel maltais, où se trouve aussi une grotte dont on dit qu’elle aurait été la demeure de Calypso, la séduisante nymphe qui retint Ulysse sur son île pendant sept des dix années de ses pérégrinations, l’ardente immortelle qui lui offrit l’immortalité à la condition que pour elle il renonçât à sa femme, mais il refusa. Nous avons vu l’élégance sévère des colonnes d’un temple dorique que, pour des raisons impossibles à connaître, des Grecs de l’époque classique laissèrent inachevé à Ségeste, en Sicile, cette grande île où, alors qu’ils se rapprochaient de leur destination finale, les marins d’Ulysse se nourrirent de la viande interdite des troupeaux du dieu Soleil, Hypérion, sacrilège qu’ils payèrent de leur vie. Nous avons visité le site austère de la côte de Campanie, près de Naples, que les Anciens croyaient être les bouches de l’Hadès, le royaume des morts – autre étape inattendue du voyage de retour d’Ulysse, mais peut-être pas aussi inattendue que cela, puisque, un jour ou l’autre, chacun doit régler ses comptes avec les morts avant de reprendre le cours de sa vie. Nous avons vu les imposants forts vénitiens, plantés sur les prairies arides du Péloponnèse, tels des grenouilles accroupies sur une lande après l’incendie, près de Pylos, ville de la Grèce méridionale où, selon Homère, un vieux roi sympathique mais quelque peu prolixe du nom de Nestor aurait régné et jadis accueilli le jeune fils d’Ulysse, venu lui demander des nouvelles de son père disparu depuis si longtemps : c’est d’ailleurs ainsi que débute l’Odyssée – un fils parti à la recherche d’un parent absent. Et bien sûr, nous avons vu la mer, aussi, sous ses innombrables visages, lisse comme le verre et rugueuse comme la pierre, tantôt d’une clarté nonchalante, tantôt résolument insondable, parfois d’un bleu pâle si transparent que l’on distinguait sur le fond les oursins, aussi hérissés et chargés que les mines marines héritées de quelque guerre dont les causes comme les combattants ont sombré dans l’oubli, et parfois de ce violet impénétrable qui est la couleur du vin que nous appelons rouge mais que les Grecs disent noir.

Nous avons vu toutes ces choses lors de nos excursions, tous ces lieux, et nous en avons appris beaucoup sur les peuples qui y avaient vécu. Mon père, auquel une méfiance grincheuse à l’égard des dangers propres à tout déplacement avait inspiré de savoureuses maximes que ses cinq enfants se plaisaient à railler (Un parking est l’endroit le plus dangereux qui soit : les gens y conduisent comme des fous !), avait manifestement pris plaisir à jouer les touristes en Méditerranée. Mais en fin de compte, une série de contretemps indépendants de la volonté du capitaine et de son équipage, et sur lesquels je reviendrai bientôt, nous a empêchés de boucler la dernière étape de notre itinéraire. Nous n’avons donc jamais vu Ithaque, le lieu qu’Ulysse ne retrouva qu’à si grand-peine ; jamais atteint la destination sans doute la plus célèbre de la littérature. Cela étant, dans la mesure où l’Odyssée elle-même foisonne de soudaines péripéties et de détours surprenants, exerce son héros à la déception, apprend à son public à attendre l’inattendu, le fait que nous ne soyons jamais arrivés à Ithaque fut peut-être l’aspect le plus odysséen de notre croisière culturelle .

Attendre l’inattendu. À la fin de l’automne de cette année-là, quelques mois après que mon père et moi fûmes rentrés de notre voyage – que nous pouvions encore considérer comme inachevé, comme une entreprise en cours, disais-je souvent à papa en plaisantant –, mon père est tombé .